L’éducation bilingue en Flandre française: le rêve d’un écosystème favorable
Faute d’offre immersive sur place, plusieurs dizaines de familles de Flandre française scolarisent leurs enfants en Flandre belge. L’auteur, Flamand de France qui a lui-même un fils scolarisé de l’autre côté de la frontière, présente des propositions concrètes pour favoriser l’éducation bilingue en milieu frontalier.
Loes Vandromme, députée de la ville de Poperinge au Parlement flamand, suit attentivement la problématique de la scolarisation transfrontalière. Elle compte parmi les trop rares élus qui maîtrisent cette question et ses enjeux. Sur son site, nous pouvons lire «Dans le nord de la France, il y a un intérêt croissant pour le néerlandais. Pour un groupe de personnes, l’aspect culturel flamand joue encore un rôle. Après tout, il y a quelques générations, tout le monde parlait encore ‘flamand’. Aujourd’hui, il y a un regain d’intérêt pour les voisins flamands [belges] et leur langue.»
«De Kleine Prins», une école modèle
Cet intérêt croissant se traduit, entre autres, par le nombre d’enfants français scolarisés de l’autre côté de la frontière, en Flandre belge. Ainsi De Kleine Prins (Le Petit Prince), école d’Abele (village faisant partie de la commune de Poperinge) accueille un pourcentage non négligeable d’enfants francophones. Environ un élève sur cinq parle français à la maison.
Les dix dernières années, cette petite école rurale, qui se trouve à deux cents mètres de l’ancien poste-frontière d’Abele, est devenue l’école modèle de l’enseignement flamand en milieu frontalier. La Voix du Nord et l’Indicateur (plusieurs fois), Flandre tv, la chaîne publique francophone belge RTBF, le quotidien La Libre Belgique, France 3 et TF1 ont consacré des reportages à la scolarisation transfrontalière en prenant cette école comme exemple. L’intérêt des médias de Flandre belge est moindre pour ce sujet, mais il existe.
Il n’en a pas toujours été ainsi. La famille Mercier de Godewaersvelde et la famille Lobert de Bambecque comptent parmi celles qui ont ouvert la voie dans les années 1990, en scolarisant leurs enfants over de grens, à une époque où cela n’avait rien d’évident. Il faut bien le reconnaître, ils passaient un peu pour des originaux.
Siegrid Mercier (31 ans) rappelle volontiers que sa fratrie était la seule venue de Flandre française à Abele. L’école a vu augmenter ses effectifs depuis, avec notamment l’arrivée d’autres élèves qui ont franchi la frontière.
© vbs De Kleine Prins Abele
Éloi, néerlandophone comme un locuteur natif
Il se trouve que ma propre famille illustre cette évolution. Mon fils Éloi est scolarisé à Abele depuis la petite section de maternelle. Âgé de huit ans, il est aujourd’hui en derde leerjaar
(CE2 en France).
Éloi est complètement bilingue. Il parle néerlandais comme un locuteur natif, avec l’accent «westflamand» de mes quatre grands-parents. C’est magique. Cependant, il convient d’avoir à l’esprit que l’école d’Abele n’est pas représentative. Ailleurs, les élèves francophones sont quelques-uns par école frontalière, sauf à La Panne, à Watou (faisant comme Abele partie de la commune de Poperinge), dans l’école flamande de Comines Belgique et à Menin.
Les statistiques, source de frustrations
Observons les statistiques. Il serait intéressant d’obtenir des données plus fines. En effet, nous devons nous contenter des chiffres bruts commune par commune transmis par le ministère flamand de l’Enseignement à la demande de Loes Vandromme.
Nous savons que parmi les enfants «français» ou «belges» dans les écoles frontalières, un certain nombre est issu de couples franco-belges, mais nous ne savons pas de quel côté de la frontière ils habitent, ni quelle(s) langue(s) ils parlent à la maison. Et quid du nombre d’enfants issus de familles exclusivement françaises?
Il est à noter aussi que dans les écoles flamandes en périphérie de la métropole lilloise (à Comines Belgique, Wervicq Belgique et Menin) et à Nieuwkerke (dans le Westhoek), il y a surtout des jeunes Wallons parmi les francophones.
La scolarisation transfrontalière, un phénomène modeste
Dans l’enseignement fondamental (maternel et primaire), environ 180 élèves du nord de la France sont actuellement scolarisés en Flandre-Occidentale, dont 130 dans le Westhoek
(chiffres de 2020-2021). La scolarisation transfrontalière dans l’autre sens est un peu plus faible: environ 130 jeunes de Flandre-Occidentale sont scolarisés dans le fondamental dans le nord de la France.
Dans le secondaire, l’effectif des jeunes Nordistes scolarisés en Flandre belge s’effondre: 17 élèves. Je n’ai, hélas!, pas pu trouver les chiffres du secondaire dans l’autre sens.
Ce qui interpelle à la lecture des chiffres, c’est que si la scolarisation transfrontalière augmente régulièrement, elle reste modeste dans les deux sens (même si le flux vers la Flandre belge est un peu plus important).
Du gagnant-gagnant pour les deux régions
Malgré les chiffres un peu décevants, la scolarité transfrontalière est bien du gagnant-gagnant pour les deux régions. En effet, le Westhoek se voit confronté à un grave problème démographique. À titre d’exemple, l’arrondissement de Furnes est le deuxième arrondissement le plus âgé de l’Union européenne. Les jeunes Nordistes sont donc particulièrement les bienvenus dans les petites écoles rurales frontalières. Leur présence permet de sauver quelques classes et quelques postes d’institutrices et d’instituteurs. En outre, c’est toujours un enrichissement pour les enfants d’avoir dans leur classe quelques élèves venus de l’autre côté de la frontière et ayant une autre langue maternelle. Cela contribue à faire tomber les préjugés et à améliorer le vivre ensemble en milieu frontalier.
Le Westhoek est confronté à un grave problème démographique. Les jeunes Nordistes sont donc particulièrement les bienvenus dans les petites écoles rurales frontalières
Il convient de saluer ici l’avantage en nature fort appréciable que la région flamande accorde aux familles nordistes. En effet, si certaines contributions financières sont demandées, ces familles ne doivent pas payer plus que les autres et il n’y a aucune tracasserie administrative. D’autres pays voisins de la France sont beaucoup moins accueillants. Les élèves français ne sont admis au Luxembourg, en Allemagne ou en Suisse que si leurs parents y vivent et / ou y travaillent!
«Submersion» et immersion
On doit bien avoir à l’esprit que pour l’immense majorité des familles nordistes il demeure totalement inenvisageable de scolariser leurs enfants en Flandre belge, fût-ce à deux kilomètres, car la «submersion» (comme la qualifie Sophie Babault, autrice d’une étude sur la scolarisation transfrontalière), c’est-à-dire l’enseignement 100% en néerlandais, tend à apparaître comme un choix radical. En outre, celles qui y ont néanmoins pensé sont freinées par des considérations supplémentaires: quid de la garderie, de la langue de communication avec l’école, du suivi des devoirs, de l’apprentissage du français à l’écrit ou, paradoxalement, de l’enseignement de l’histoire? Cependant, toutes ces inquiétudes peuvent facilement être démontées. Je m’y emploie depuis 2017 sur la page Facebook «les petits Flamands bilingues», page tenue en français afin d’atteindre les parents francophones.
Pour les parents toujours pas rassurés, il existe également l’enseignement en immersion dans les communes wallonnes qui bordent la métropole lilloise, notamment à Comines Belgique et Mouscron. En Wallonie, l’immersion signifie que plus ou moins 50% des cours sont donnés dans l’autre langue. Dans cette région, l’immersion, qui n’est curieusement pas autorisée en petite section de maternelle, débute à cinq ans.
Il est important de noter que les jeunes scolarisés en immersion en Wallonie ne deviendront pas bilingues. En effet, l’objectif se limite à atteindre un néerlandais fonctionnel, qui doit permettre aux élèves de bien se débrouiller dans un contexte néerlandophone. Sans un véritable projet de la famille, avec notamment des activités de loisirs régulières quelques kilomètres plus loin en Flandre belge, le niveau atteint par un élève scolarisé dans une section d’immersion en Wallonie risque d’être décevant.
Retournons en France. Dans l’académie de Lille (= Nord-Pas-de-Calais) il n’y a qu’une seule section d’immersion en néerlandais. Elle se trouve à Dunkerque, plus précisément dans deux écoles publiques de Rosendael: l’école maternelle Alain-Savary et l’école élémentaire Félix-Coquelle. Grâce à la volonté de Patrice Vergriete, maire de Dunkerque, et à un partenariat avec le rectorat de Lille, la maternelle de la «section bilingue» a ouvert en septembre 2019. Elle pratique la parité réelle: l’institutrice s’adresse aux élèves deux jours par semaine en néerlandais. En septembre 2022 a ouvert la classe de CP (= première primaire) de l’école élémentaire Félix-Coquelle. L’immersion en néerlandais n’y représente pas plus qu’un quart du temps scolaire (contre la moitié du temps en maternelle).
J’exprime ici le souhait que le gouvernement flamand et la Nederlandse Taalunie (Union de langue néerlandaise) apportent tout le concours possible au rectorat et à la ville de Dunkerque afin que l’unique section bilingue de Flandre française propose la parité réelle entre les deux langues du début à la fin du primaire dans les prochaines années.
En outre, les élèves de la section d’immersion dunkerquoise ont besoin au minimum d’une activité de loisirs hebdomadaire dans un contexte néerlandophone avec des enfants de leur âge. La Panne est à 15 km de Rosendael. Là aussi, les institutions précitées pourraient jouer un rôle.
Immersion: des pistes pour l’avenir en Flandre française
Voyons une autre zone frontalière. En Alsace, 30 000 élèves sont scolarisés dans des sections bilingues français-allemand plus ou moins à parité.
Certes, il faut être réaliste. Des sections bilingues français-néerlandais dans les arrondissements de Dunkerque et Lille ne disposeront jamais de tels effectifs, la langue néerlandaise n’y jouissant pas du même prestige que l’allemand en Alsace…
Cependant, il me semble impossible de se satisfaire de la situation actuelle, tant elle est famélique. Voici donc quelques idées pour faire avancer les choses dans la bonne direction: outre les propositions déjà formulées la concernant, le passage de la section immersive dunkerquoise en section internationale néerlandaise, l’ouverture d’au moins une section bilingue à parité en Flandre rurale (entre Nieppe et Bray-Dunes), le renforcement de l’unique section internationale néerlandaise d’Halluin-Tourcoing (qui n’est pas bilingue à parité et ne commence pas en maternelle), l’ouverture d’une section en néerlandais au sein de l’École européenne Lille Métropole et, pour conclure, le renforcement des lettres néerlandaises à l’université de Lille, afin de former les futurs professeurs.
Il semble impossible de se satisfaire de la situation actuelle, tant elle est famélique
Pour atteindre ces objectifs et les pérenniser, il conviendrait (comme en Alsace ou au Pays basque) de construire un écosystème favorable dans lequel tous les acteurs concernés collaboreraient, notamment les collectivités locales et les élus locaux. C’est pourquoi la création d’un organisme public à l’échelle du nord de la France me semble indispensable (voir le plaidoyer d’Émilie Ducourant paru sur le site les plats pays). Cet outil fonctionnerait en collaboration avec le rectorat, sous la supervision d’élus locaux et d’associatifs, avec le soutien des collectivités locales et, idéalement, l’appui du gouvernement flamand.
Immersion: des pistes pour l’avenir en Flandre belge
Bien que je sois Flamand de France, veuillez me permettre de terminer en évoquant l’immersion en Flandre belge (voir l’article sur l’immersion dans les plats pays de Liesbeth Martens). Elle devrait être autorisée en primaire (sur le modèle de ce qui existe dans le secondaire), au moins dans les communes frontalières avec la Wallonie et la France. Outre l’immersion sur place, cela permettrait aux élèves du nord de la France de participer à des expérimentations en primaire similaires à celle qui a débuté en septembre 2022 dans le secondaire entre Verviers (en Wallonie) et Tongres (en Flandre belge). Un jour par semaine, un groupe d’une dizaine d’élèves francophones se rend dans l’établissement partenaire à Tongres. Et vice-versa, bien entendu.